SUR LES PAS DE...

JEAN-SÉBASTIEN BACH

‘Une vie en musique’

par Paul Agnew

Le projet développé par Les Arts Florissants  “J.-S. Bach, A Life in Music” regroupe plusieurs enregistrements parus et à paraître à partir du printemps 2024. Nous tenterons de comprendre la vie et la personnalité de Jean-Sébastien Bach à travers quelques-unes de ses cantates les plus caractéristiques. Nous le suivrons depuis sa ville natale d’Eisenach jusqu’à ses différentes affectations à Arnstadt, Mühlhausen, Weimar et Coethen. Nous explorerons la musique de son audition pour le poste de Kantor à Leipzig (ainsi que celle du concours), et nous présenterons des cantates choisies parmi ses œuvres de maturité dans les cycles annuels de musique d’église « bien réglée » écrits pour Leipzig.

Je me réjouis de pouvoir partager avec vous, dans cet espace documentaire qui s’enrichira à chaque nouvelle parution de la série, les raisons qui ont conduit à construire cette série sur les traces de Jean-Sébastien Bach, les questions qui ont éveillé ma curiosité à son sujet, et les réponses que sa biographie laisse entrevoir.

Un ruisseau agréable peut bien inspirer le plaisir de l’oreille’

Johann Gottlob Kittel, 1731 

J’ai eu l’occasion de chanter Bach pour la première fois lorsque j’étais petit, comme tant d’autres avant moi, dans le chœur d’enfants à qui l’on avait confié la mélodie du choral dans le premier mouvement de la Passion selon saint Matthieu. Ce fut un moment formateur et, depuis, j’ai eu l’immense chance d’interpréter et d’enregistrer la plupart de ses cantates, les deux Passions existantes (et deux reconstructions différentes de la Passion selon saint Marc), les messes et les oratorios. Chanter Bach demande un certain courage et chaque aria (en particulier pour le ténor, m’a-t-il toujours semblé !) pose un nouveau défi particulièrement difficile. Je me suis souvent demandé dans ces années-là, et je me le demande encore aujourd’hui, ce qui a poussé Bach à écrire une musique aussi extraordinaire et profondément intransigeante. Qu’ont pensé les chanteurs de l’époque lorsqu’on leur a présenté ces parties d’une difficulté inouïe quelques jours seulement avant la première exécution ? Par quoi  Bach a-t-il été influencé dans ses décisions et qu’est-ce qui l’a poussé, semaine après semaine, à chercher si intimement dans les tréfonds de sa propre âme pour produire une musique d’une profondeur et d’une beauté si extraordinaires ? Quelles sont les circonstances qui lui ont permis de créer une telle musique ? Pour qui a-t-elle été créée ? Qui l’a chantée et qui l’a jouée ? Comment était Bach en tant qu’homme et peut-on entendre un reflet de son caractère dans ses compositions ? Qu’est-ce qui l’a poussé, enfant, à travailler si dur au clavier au point de devenir un si éblouissant virtuose à l’âge de dix-sept ans ? Quelles circonstances lui ont donné l’occasion d’écrire de la musique pour voix et instruments ? Quel rôle sa foi luthérienne joue-t-elle dans sa musique ? Quel processus de développement a-t-il suivi au cours de ces premières années pour trouver sa propre voix ?

Si nous pouvions répondre à toutes ces questions, nous entrerions certainement plus profondément dans la musique elle-même, ayant acquis une compréhension et une appréciation plus grandes et plus intimes de ce que Bach essayait de faire.

Comment Bach était-il en tant qu’homme et peut-on entendre un reflet de son caractère dans ses compositions ?

La réputation de Bach comme l’un des plus grands compositeurs de la tradition occidentale est incontestable, mais imaginer que chaque note de sa musique est également miraculeuse, depuis son premier prélude de choral encore un rien hésitant jusqu’à la grande Messe en si mineur, c’est risquer de ne pas lui rendre justice, et de méjuger sa musique. Bach a vécu l’enfance, l’adolescence et le passage à l’âge adulte de la même manière que chacun d’entre nous. Son caractère s’est formé au fil de ses expériences de vie, et sa musique se comprend certainement mieux dans ce contexte – historique et, le cas échéant, liturgique – car c’est précisément ce qui lui a permis de créer ses œuvres.

 

L’un des premiers portraits de J.-S. Bach, ici âgé d’une trentaine d’années
(Angermuseum, Erfurt, Allemagne,  c.1715) 

On m’a souvent entendu dire en répétition qu’il y a trois éléments essentiels pour interpréter la musique baroque : le texte, le texte et le texte. Pour donner un petit exemple de l’importance du contexte, qu’aurait pensé Bach d’une cantate interprétée sans le texte de l’Évangile dominical pour lequel l’œuvre a été écrite ? Aurait-il dit qu’il s’agissait d’un non-sujet, d’une perte de temps, d’un contresens ? Le texte de l’Évangile est évidemment le point de départ de presque toutes les cantates, car la cantate (du moins, la plupart des cantates) est créée pour mettre en lumière les paroles de l’Écriture. La cantate n’est pas conçue comme un divertissement, mais comme un outil pédagogique, en préparation d’un sermon qui éluciderait davantage l’Évangile. Que l’on soit croyant, agnostique ou athée, il est certainement plus intéressant de connaître l’inspiration et la raison d’être de la poésie qui va ensuite se voir transformée par la musique, à savoir les Évangiles, dont les paraboles et les miracles sont monnaie courante dans la culture chrétienne occidentale.

De même, en termes de contexte, de quelles ressources musicales Bach disposait-il à Arnstadt, Mühlhausen, Weimar, Coethen ou Leipzig ? La petite Arnstadt ne disposait certainement pas du budget de la célèbre Thomaskirche de Leipzig. Il est évident que Bach a écit en fonction des ressources disponibles, mais en tant qu’interprètes ou auditeurs, nous devons être conscients que ces ressources ont dicté en pratique la musique qui pouvait être jouée et, par extension, composée. C’est un sujet sur lequel notre série reviendra régulièrement, et nous espérons également donner des réponses provisoires à certaines des autres questions ci-dessus ….

La famille Bach : une longue lignée de musiciens au cœur de l’Allemagne

1685-1700

Eisenach et l’héritage familial

Pour commencer par le commencement, Bach est issu d’une très longue lignée de musiciens. Les premiers mots de la nécrologie que rédige son second fils Carl Philipp Emanuel en collaboration avec Johann Friedrich Agricola nous le disent : “Jean-Sébastien Bach appartient à une famille dont la nature semble avoir donné en commun l’amour et l’aptitude pour la musique. Ce qui est certain, c’est que Veit Bach, le fondateur de la famille, et tous ses descendants, jusqu’à la septième génération actuelle, se sont consacrés à la musique, et tous, à l’exception peut-être d’un très petit nombre, en ont fait leur profession.”

Nous savons que Bach s’intéressait beaucoup à ses prédécesseurs, car il a lui-même construit un arbre généalogique des Bach musiciens en remontant sur plusieurs générations. Il s’agit d’un arbre généalogique étrange en ce sens qu’il ne mentionne aucun membre féminin. C’était peut-être inévitable à l’époque, bien que la seconde épouse de Bach, Anna Magdalena, ait été une excellente chanteuse, et que Bach ait reconnu que sa première fille, Catharina, chantait assez bien.

“Johann Sebastian Bach est né en 1685, le 21 mars, à Eisenach. Ses parents étaient Johann Ambrosius Bach (1645-1695), musicien de la cour et de la ville, et Elisabeth, née Lämmerhirt, fille d’un fonctionnaire de la ville d’Erfurt”, peut-on lire dans la nécrologie. Son lieu de naissance est significatif, car c’est à Eisenach que Martin Luther a été en partie formé et qu’il a traduit le Nouveau Testament en allemand. À sa mort, la bibliothèque de Bach contenait non pas une, mais deux éditions des écrits complets du grand théologien. La figure de Luther et la foi luthérienne de Bach furent une source constante de force et d’inspiration tout au long de sa vie.

Le père de Bach était le directeur de la musique de la ville et jouait de plusieurs instruments (mais probablement pas de l’orgue). Il est intéressant de noter que le jeune Jean-Sébastien était souvent absent de l’école dans ses premières années. On peut supposer qu’il aidait son père et qu’il faisait ainsi ses premières expériences musicales.

La notice nécrologique se poursuit ainsi : “Johann Sebastian n’avait pas dix ans lorsqu’il devint orphelin. Il se rendit à Ohrdruf, où son frère aîné, Johann Christoph [1671-1721], était organiste, et c’est sous la direction de ce dernier qu’il jeta les bases de son apprentissage du clavier. L’amour de notre petit Johann Sebastian pour la musique était exceptionnellement grand, même à cet âge tendre.”

Elisabeth mourut le 1er mai 1694 et Ambrosius le 20 février 1695. Le frère de Johann Sebastian, Johann Christoph, avait étudié pendant trois ans avec le célèbre Pachelbel et avait développé un vif intérêt pour la musique d’orgue française ainsi que pour les compositeurs de la grande tradition nord-allemande. Tout cela influencera fortement le jeune Jean-Sébastien.

 

1700-1703

Lunebourg

[En 1700], Jean-Sébastien se rendit, en compagnie d’un de ses camarades de classe nommé Erdmann, au lycée St Michael de Lunebourg [où] en raison de sa voix de soprano d’une exceptionnelle qualité, [il] fut bien accueilli.”

Lüneburg était une ville importante, non seulement en raison de la qualité de la chorale de l’école et de la riche bibliothèque musicale, qui ne purent que conforter Bach dans son développement artistique, mais aussi en raison de la présence du célèbre orchestre de Celle, composé presque exclusivement de musiciens français qui jouaient leur répertoire national. Entendre cette musique par des instrumentistes bienveillants était tout autre chose que la lire dans des partitions, qui n’en donnaient qu’une pâle impression…

De Lunebourg, Bach se rendit également à Hambourg, où il entendit le célèbre organiste Johann Adam Reinken, qui allait avoir une influence importante sur sa musique d’orgue. Bien que cela ne soit pas mentionné dans la nécrologie, il est difficile d’imaginer que, lors de ces visites, Bach ait complètement ignoré l’opéra florissant de Hambourg, où Georges Friedrich Haendel allait bientôt commencer sa carrière lyrique.

 En 1703, il se rendit à Weimar, où il devint musician de la cour.

Enfin, à l’âge de dix-sept ans, Bach commence à gagner sa vie – non pas à l’église, mais à la cour, et, très probablement, en jouant principalement du violon plutôt que de l’orgue. Cet emploi ne durera cependant que quelques mois avant qu’il ne soit nommé organiste de la nouvelle église d’Arnstadt, en août de la même année. Il avait été appelé pour examiner le nouvel orgue de l’église, en juin ou début juillet, et avait apparemment fait forte impression sur les habitants d’Arnstadt. Il s’agissait évidemment d’une reconnaissance éclatante des capacités d’un jeune homme qui venait d’avoir dix-huit ans, mais il convient de mentionner que le nom de Bach n’était pas inconnu à Arnstadt. Au moins sept Bach y avaient été musiciens ou organistes avant 1703. La réputation des Bach et une certaine influence familiale ont très probablement joué un rôle dans la première affectation du jeune Jean-Sébastien.

 

1703-1707

Arnstadt. Bach organiste

C.P.E. Bach continue : “L’année suivante, il obtint le poste d’organiste à la Nouvelle Église d’Arnstadt. C’est là qu’il montra vraiment les premiers fruits de son application à l’art de l’orgue et à la composition, qu’il avait apprise principalement par l’observation des œuvres des compositeurs les plus célèbres et les plus compétents de son époque, et par les fruits de sa propre réflexion sur ces œuvres ».

Arnstadt n’estt pas la destination de ses rêves. Bach y est théoriquement responsable d’un groupe d’étudiants dont la plupart sont nettement plus âgés que lui. Il a manifestement un problème avec l’autorité. Il refuse de jouer ou de composer pour l’ensemble, insistant auprès des autorités sur le fait qu’il est organiste et non directeur de la musique (bien qu’une telle distinction soit difficile à justifier), et le 4 août 1705, il se bat dans la rue avec un bassoniste du nom de Geyersbach.

Ce n’est pas le seul reproche fait à Bach. C’est d’Arnstadt qu’il effectua son célèbre voyage à Lübeck….

"Jean-Sébastien Bach, 
organiste ici à la Nouvelle Église, 
a comparu et a déclaré que, 
alors qu'il rentrait chez lui hier, 
assez tard dans la nuit, 
alors qu’il se dirigeait vers le château 
et atteignait la place du marché, 
six étudiants étaient assis sur la Longue Pierre, 
et qu'en passant devant l'hôtel de ville, 
l'étudiant Geyersbach l'a poursuivi avec un bâton...". 
- extrait des Actes du Consistoire d'Arnstadt

“Alors qu’il se trouvait à Arnstadt, il fut un jour pris d’un désir particulièrement fort d’entendre le plus grand nombre possible de bons organistes. Il entreprit donc un voyage à pied jusqu’à Lübeck, afin d’aller entendre le célèbre organiste de l’église Sainte-Marie de cette ville, Dieterich Buxtehude. Il y resta, non sans profit, pendant près d’un quart d’année, puis retourna à Arnstadt” (nécrologie)

Les autorités d’Arnstadt ne voient pas le voyage de Bach d’un aussi bon œil. Le Consistoire lui reproche une absence de quatre mois, alors qu’il avait été convenu qu’il ne s’absenterait que quatre semaines. S’était-il rendu à Lübeck avec l’intention de se proposer pour le poste de Buxtehude, alors âgé de près de soixante-dix ans ? Si c’est le cas, il a peut-être été découragé par la condition (qui n’était pas rare à l’époque pour la nomination des organistes) d’épouser la fille aînée de Buxtehude, qui avait dix ans de plus que lui (il avait alors vingt ans). Quoi qu’il en soit, le successeur de Buxtehude dut effectivement épouser la fille du vieux maître…

À Arnstadt, on reprocha également à Bach de jouer les chorals d’une manière si chromatique que l’assemblée était perdue, de jouer trop longtemps, et enfin d’avoir introduit une jeune femme à la tribune de l’orgue. Ce dernier reproche est intéressant, car on sait que peu de temps après, Bach allait épouser une cousine éloignée qui portait le même nom : Maria Barbara Bach.

On pense aujourd’hui que nous ne possédons aucune cantate de la période d’Arnstadt. La cantate précédemment attribuée à Arnstadt, la BWV 150 ‘Nach dir, Herr, verlanget mich’ (enregistrée dans le volume 1), a été définitivement placée à Mühlhausen.

De toute évidence, Bach avait épuisé tout ce qu’Arnstadt pouvait lui offrir et devait rapidement trouver un autre poste. Par un heureux hasard (du moins pour lui), l’organiste de l’église St Blasius de Mühlhausen était décédé en décembre 1706, et dès le mois d’avril, Bach passait une audition pour le poste. Cet événement eut lieu le dimanche de Pâques 1707 et il est très possible que la cantate d’audition de Bach ait été la BWV 4, « Christ lag in Todes Banden » (enregistrée dans le volume 1). Le 15 juin 1707, à l’âge de vingt-deux ans, Bach est nommé organiste à des conditions nettement plus favorables que celles dont bénéficiait son prédécesseur (comme cela avait déjà été le cas à Arnstadt). Quatre mois plus tard, Bach se marie.

 

1707-1708

Mühlhausen. Les premières cantates

“En 1707, il est appelé comme organiste à l’église St Blasius de Mühlhausen. Mais cette ville ne devait pas avoir le plaisir de le garder longtemps.

… Notre Bach s’est marié deux fois. La première fois avec Madame Maria Barbara, la plus jeune fille de Johann Michael Bach, un compositeur digne de ce nom. De cette femme, il eut sept enfants, à savoir cinq fils et deux filles, dont une paire de jumeaux.”

Ils se sont mariés le lundi 17 octobre 1707. Comme le suggère sa nécrologie, Bach ne restera pas longtemps à Mühlhausen. En 1708, il était organiste à Weimar.

Quelle que soit la durée exacte de son séjour à Mühlhausen, où la plupart des cantates de cet enregistrement ont été données pour la première fois (les premières cantates sont très difficiles à dater avec précision), Bach a produit une musique non seulement sublime, mais aussi véritablement originale.

Néanmoins, nous pouvons imaginer que les ressources étaient limitées à Mühlhausen. Il est intéressant de noter que pour la cantate Gott ist mein König BWV 71 (non enregistrée dans notre projet), que Bach écrivit en 1708 pour le service annuel qui se tenait le lendemain des élections municipales, il disposait de quatre chœurs instrumentaux : chœur 1 avec trois trompettes et tambours, chœur 2 avec deux flûtes à bec et violoncelle, chœur 3 de deux hautbois et basson, chœur 4 de deux violons, alto et violon.

Si l’on met de côté les trompettes et les tambours qui ne sont pas requis par les cantates choisies pour cet enregistrement, nous disposons en fait de tous les instruments nécessaires pour les cantates de notre programme, avec un seul instrumentiste pour chaque partie instrumentale. De plus, la partition autographe de Bach pour la cantate BWV 71 nous informe qu’il est possible (et peut-être préférable pour lui, sinon, pourquoi l’aurait-il suggéré ?) d’avoir quatre solistes vocaux (concertistes) et quatre autres chanteurs (ripiénistes), qui sont facultatifs. Pour le volume 1, j’ai basé notre ensemble sur cette configuration, avec des instrumentistes solistes, quatre solistes et quatre autres chanteurs pour les chœurs. La question des forces vocales est restée très difficile à résoudre avec certitude depuis les recherches d’Andrew Parrott et de Joshua Rifkin, et je ne prétends pas que ma solution soit en quoi que ce soit une réponse définitive. Il s’agit d’une proposition (faite à l’origine par Bach lui-même) qui semble bien fonctionner pour donner du relief et de la variété à la musique sans pour autant adopter un son « choral ».

 

Weimar (1708-1717)

L’installation d’un jeune et ambitieux père de famille

À vingt-trois ans seulement, après les déconvenues éprouvées à Arnstadt et les premiers succès remportés à Mühlhausen, Bach changea à nouveau de poste. Les raisons pour lesquelles il quitta Mühlhausen au bout d’un an seulement furent sans doute de trois ordres.

En premier lieu, son ambition l’a incité à passer d’un poste au service d’une municipalité à un engagement auprès d’une cour ducale, avec une rémunération sensiblement plus élevée : car Bach n’était pas plongé dans l’univers des notes au point de négliger de négocier ses émoluments. Il n’a jamais accepté de nouveau poste sans une augmentation substantielle. Par ailleurs, Bach a sans doute été motivé par l’ensemble musical de la chapelle ducale, certes petit mais d’un niveau bien supérieur à celui dont il disposait à Mühlhausen.

 

Maria Barbara

Enfin, il n’est pas parti seul : le 17 octobre 1707, il avait épousé sa lointaine cousine (qui s’appelait déjà Bach), Maria Barbara, et celle-ci était enceinte de leur premier enfant quand ils arrivèrent à Weimar. Ces responsabilités imminentes de père de famille ont sans doute poussé Bach à chercher le meilleur poste possible à ce moment-clef de sa vie. Le 29 décembre 1708 naissait Catharina Dorothea, début d’une grande aventure familiale qui sera cause de joies et de tragédies à parts égales, car si Bach aura vingt enfants, dix d’entre eux mourront en bas âge, ce qui correspond malheureusement au taux de mortalité infantile de l’époque. Maria Barbara et Johann Sebastian eurent six enfants pendant les neuf ans qu’ils passèrent à Weimar : après Catharina Dorothea (qui restera célibataire et aidera Anna Magdalena, la seconde épouse de son père, à tenir la maison à Leipzig) naquit en 1710 Wilhelm Friedemann, qui sera musicien et compositeur comme son père. Suivirent les jumeaux Maria Sophia et Johann Christoph, qui moururent un mois après leur naissance, en 1713. Carl Philipp Emanuel, celui des enfants compositeurs de Bach qui eut peut-être le plus de succès, naquit en 1714, et son frère Johann Gottfried Bernhard en 1715, lequel abandonna la musique pour étudier le droit mais mourut dès l’âge de vingt-quatre ans. L’aventure familiale compta sans doute autant pour Bach que son aventure musicale, ce qui montre, si besoin était, que l’homme haut perché sur son piédestal appréciait autant les plaisirs de la vie conjugale que ceux de la musique.

 

Dans l’ombre de Drese

À Weimar, le jeune Johann Sebastian est nommé organiste et musicien de chambre, mais pas maître de chapelle, car ce poste est encore occupé par Johann Samuel Drese, déjà âgé. Au fil du temps, alors que grandit sa famille, ses responsabilités s’accroissent de même que son salaire. Il bénéficie ainsi d’une augmentation substantielle en 1711 et d’une autre en 1714, lorsqu’il est nommé Konzertmeister de l’orchestre de la cour. À partir de 1714, il sera chargé de composer une cantate par mois afin de soulager Drese malade : les cantates présentées sur cet album remontent à cette période. On y perçoit une nette influence du style français, généralement lié à la glorification du souverain, peut-être parce que Weimar était une cour ducale, et non une ville libre comme Mühlhausen. Le chœur initial de la première cantate, BWV 12, est une chaconne sur une basse chromatique, mais la cantate BWV 61 commence par une authentique ouverture à la française, geste d’une puissante théâtralité qui prend tout son sens dans le contexte de l’Avent : de même que les fières ouvertures de Lully annonçaient l’entrée de Louis XIV au théâtre, Bach annonce l’imminente venue sur terre du roi des rois. Telemann fait de même dans le mouvement d’ouverture de sa cantate sur le même texte (TWV 1 : 1178), mais de manière un peu moins ostentatoire (voir ci-après : La musique au temps de Bach).

 

 

De Weimar à Köthen

À Weimar, l’invitation à composer une cantate par mois a pu faire croire à Bach qu’il finirait par être nommé maître de chapelle à la mort du titulaire. Si tel était le cas, cela ne pouvait le mener qu’à une grande déception : quand Drese mourut, en 1716, ce fut son fils qui lui succéda (Drese père avait lui-même succédé à son propre père à ce poste). On ne sait pas comment Bach réagit à cette nomination, mais dès l’année suivante, il accepta un poste à Köthen. La manière dont il s’y prit est très controversée. À titre d’employé de la cour de Weimar, il était dans l’obligation de demander le congé du duc avant d’accepter un autre poste. Or Bach n’a pas usé de toute la diplomatie nécessaire à cet effet, ce qui a profondément irrité son employeur. Reconnu coupable d’insolence et d’obstination, il fut emprisonné pendant un mois puis destitué de manière déshonorante et quitta la ville en disgrâce. Peut-être Maria Barbara résidait-elle déjà à Köthen avec leurs enfants. Bach fut certes un grand compositeur de musique sacrée, mais son tempérament était fortement lié à la terre.

Pour ces cantates, j’ai de nouveau fait appel à des effectifs réduits. L’orchestre de Weimar ne comptait que quatorze personnes, y compris le maître de chapelle, les musiciens et les chanteurs. J’ai choisi de doubler les chanteurs pour interpréter les chœurs, suivant en cela une suggestion du compositeur lui-même pour la cantate BWV 71. Je ne prétends pas que ce soit une solution définitive à la question très épineuse de savoir de combien de personnes était constitué le chœur dont disposait Bach, mais c’est une solution qui donne un certain relief aux passages à plusieurs voix sans recourir pour autant à une sonorité chorale proprement dite. Interpréter Bach impose de faire des choix. Sa musique est très connue et très appréciée, mais je reste conscient du danger de suivre une pratique d’interprétation qui tient plus aux habitudes des XXe et XXIe siècles qu’à celles de Bach lui-même. En ce qui concerne les tempos, nous sommes guidés par les termes “Adagio”, “Lento”, etc., dans la mesure où l’on peut les interpréter dans le sens qu’on leur donnait au XVIIIe siècle – et nous sommes bien sûr également guidés par le texte chanté. Le seul commentaire contemporain sur les tempos qu’adoptait Bach se trouve dans la nécrologie rédigée par Carl Philipp Emanuel, où il décrit ainsi son père : “Il était de la plus grande précision dans sa direction d’orchestre et extrêmement sûr en ce qui concerne le tempo, qu’il prenait ordinairement avec beaucoup de vivacité” (Bach en son temps, Gilles Cantagrel (éd.), Paris, Fayard, 1997, p. 477).

 

La musique au temps de Bach

J’ai également à cœur d’inclure dans chaque volume de la série une cantate d’un compositeur contemporain de Jean-Sébastien Bach, à la fois pour souligner certaines influences et pour offrir une comparaison directe qui éclaire encore mieux la singularité, l’audace et l’extrême habileté du futur Kantor de Leipzig, et ce dès ses premières œuvres.

Dans le premier volume, j’ai inclus la cantate Christ lag in Todesbanden de Johann Kuhnau dans l’espoir de replacer les œuvres de Bach dans leur contexte. Au moment où il écrit cette œuvre en 1693, Kuhnau (1660-1722) est déjà organiste à la Thomaskirche de Leipzig ; il deviendra Kantor à la mort de Schelle en 1701, et c’est finalement Bach lui-même qui remplacera Kuhnau après la mort de ce dernier en 1722. J’ai évidemment été tenté de comparer les deux mises en musique du même texte, “Christ lag in Todes Banden”. Bach semble avoir connu très tôt les œuvres d’orgue de Kuhnau et ils se sont rencontrés en 1716 (si ce n’est avant) à Halle, où ils ont examiné ensemble un nouvel orgue. Les deux œuvres présentent des similitudes : la sonate d’ouverture commence dans l’atmosphère sombre du tombeau et, dans le deuxième mouvement, le choral est chanté sur l’accompagnement énergique de l’ensemble instrumental, mais à partir du quatrième mouvement, Kuhnau abandonne la mélodie du choral pour une mélodie chantante avec des ritournelles instrumentales qui parcourent les voix de l’ensemble avant de revenir à la mélodie dans le dernier mouvement, dans une écriture quasi fuguée.

Il est intéressant de noter que, comme Bach, Kuhnau a également signé son œuvre « SDG » – Soli Deo Gloria. Cette œuvre n’est pas atypique des cantates de Kuhnau, tant par son style que par sa longueur, et l’on peut se demander ce que l’assemblée, habituée à la relative simplicité du style plus archaïque de Kuhnau, aurait pu penser de l’écriture très travaillée et développée du Bach de la maturité, sans parler du Magnificat présenté à son premier Noël à Leipzig en 1723, ou de la Passion selon saint Jean donnée pour sa première Pâques en 1724. Mais nous allons trop vite en besogne. Bach n’est pas encore mûr. Il a dix-huit ans lorsqu’il arrive à Arnstadt, et seulement vingt-trois ans lorsqu’il quitte Mühlhausen pour Weimar… Mais même à cet âge tendre, il a beaucoup de choses à nous dire.

 

Dans le second volume, la cantate de Telemann sert également à restituer dans un contexte historique les œuvres de Bach. Ce dernier ne composait pas dans le vide, il faisait partie d’un milieu de musiciens qui l’influençaient et qu’il influençait à son tour. Toutefois, si leurs carrières respectives furent assez semblables, Bach resta relativement conservateur dans son style et ses œuvres, tandis que Telemann suivait la mode (voire, dans une certaine mesure, la lançait). Les deux hommes se connaissaient bien : Telemann était le parrain de Carl Philipp Emanuel Bach et devint en 1708 Konzertmeister puis Kapellmeister à Eisenach, ville natale de Bach, alors que ce dernier était en poste à Weimar. Telemann a ainsi sans doute eu l’occasion de rencontrer de nombreux membres de la famille et collègues des Bach pendant son séjour à Eisenach. Leurs deux noms seront à nouveau associés quand on cherchera un successeur à Kuhnau au poste de cantor de l’église Saint-Thomas de Leipzig : Telemann l’ayant refusé, ce fut Bach qui l’obtint. Et quand Telemann disparaît, en 1767, c’est Carl Philipp Emanuel Bach qui sera nommé au poste de directeur de la musique de Hambourg que son défunt parrain laissait vacant.

Quand le maitrisien Paul Agnew chantait Bach…

 

Le reconnaîtrez-vous ?

Paul Agnew enfant, au sein du chœur de la Cathédrale St David de Cardiff (1976)

À suivre…

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